Le « peuple » a tout du concept apparemment évident mais qui se révèle, à y regarder de plus près, finalement bien délicat à définir en raison de sa grande polysémie. A minima, on peut considérer que la notion de peuple désigne toujours un groupe d’individus qui forment une unité particulière, dotée de frontières (précises, explicites, ou au contraire vagues, voire implicites) et pensée comme étant porteuse d’une sorte de « supplément d’âme » dépassant les intérêts particuliers des membres qui la composent. Au-delà de cette définition générale, le sens du terme dépend étroitement du contexte dans lequel il est employé. Pour reprendre la terminologie d’Yves Surel dans son article de l’Encyclopedia Universalis, les usages de cette notion s’insèrent dans trois « univers de sens » distincts : le peuple-souverain pour l’acception politique ; le peuple-classe dans une dimension sociale ; enfin le peuple-nation dans une perspective culturelle et identitaire.
L’idée même de démocratie repose sur le concept de peuple souverain : pour les philosophes des Lumières, en particulier Hobbes puis Rousseau, le peuple se définit en tant qu’il incarne et exprime une souveraineté politique, autrement dit qu’il fonde, légitime et organise un ordre politique donné. Dans cette perspective, la légitimité de l’autorité politique ne repose plus sur Dieu, comme c’était le cas dans la monarchie de droit divin, mais sur le peuple. A gros traits, selon la théorie classique du contrat social, lorsque la multitude des hommes se réunit et se constitue en peuple, elle devient une entité composée de citoyens égaux qui exprime la « volonté générale ». De cette volonté générale découle une autorité politique légitime (l’Etat démocratique) qui s’impose ensuite à chacun, au-delà de ses intérêts particuliers. Le peuple souverain, guidé par la recherche du bien commun, est ainsi le seul dépositaire légitime de l’autorité et de l’action politique.
Dans l’espace des hiérarchies sociales, cette notion est porteuse d’une toute autre signification : le peuple, c’est alors la plèbe, c’est-à-dire un groupe de population situé tout au bas de l’échelle sociale et qui ne possède rien (la propriété constitue en ce sens un critère fondamental de distinction sociale), à l’opposé des élites possédantes. « Bas peuple », « petit peuple », « populace » : ce groupe a souvent été désigné au travers d’expressions méprisantes ou infamantes – justement par les membres de l’élite qui ont historiquement maîtrisé les moyens de communication. A travers la théorie de la lutte des classes, la vulgate marxiste a tenté de renverser le stigmate en magnifiant au contraire « le peuple » (ou encore « la classe ouvrière », les classes populaires, les classes laborieuses…), fier de sa force physique (mobilisée avant tout au travail, mais donnée à voir aussi dans l’attitude corporelle, les loisirs, les manifestations politiques…), à l’opposé des « oisifs », bourgeois, rentiers et propriétaires (les classes supérieures). Notons que pendant longtemps, peuple souverain et peuple-classe étaient deux notions clairement disjointes voire antagonistes : taxées d’immaturité politique et d’infériorité sociale, les classes populaires étaient justement celles-là même exclues de l’exercice de la souveraineté du peuple, réservée à l’élite des citoyens possédants.
Le troisième espace de signification du mot peuple renvoie enfin à la question de l’origine et de la culture : un peuple est en ce sens un groupe de population pensé comme étant doté de caractéristiques historiques et identitaires communes, autrement dit un « ethnos ». Seront considérés comme membres d’un même peuple des individus originaires d’une même zone géographique (avec éventuellement des liens familiaux plus ou moins lointains ou mythiques), et/ou partageant la même langue, les mêmes traditions, la même religion, les mêmes modes d’organisation sociale et politique, etc. Toute la question, là encore, est de savoir ce qui fait frontière : les processus d’inclusion et d’exclusion au fondement du groupe « peuple » ne résultent en effet jamais d’un ordre naturel mais à chaque fois d’une histoire sociale singulière.
Cette acception du concept de peuple se rapproche ici à première vue de celui de « nation » en tant que communauté culturelle et ethnique (selon la conception dite « allemande » de la nation, censée être plus essentialiste que la conception française « à la Renan », purement contractuelle et fondée sur la volonté d’un vivre-ensemble commun). Mais de même les « nations » ne sont jamais seulement des entités purement ethniques mais aussi, et de façon indissociable, des corps politiques, de même l’idée du « peuple » en tant que groupe culturel n’est-elle jamais exempte, de nos jours, du projet politique lié au principe de la souveraineté populaire. Quelle que soit l’acception envisagée, l’évocation « du peuple », « d’un peuple » ou « des peuples » ouvre de fait un espace de revendication à la fois culturelle et politique.